Avec le Dr Françoise Ponticq, l’AOI vous propose un retour sur l’actualité haïtienne de ce début d’année.
Le 1er janvier marque la fête nationale en Haïti : la fête de l’Indépendance. La révolution haïtienne est la seule révolte d’esclaves réussie dans l’histoire de l’humanité. Elle a conduit à la création d’une République le 1er janvier 1804.
Cependant, l’état haïtien a été contraint de payer à la France 90 millions de francs pour sa « légitimité » et le paiement de compensations (avec intérêts) pour les propriétaires de plantations ayant perdu leurs biens, autrement dit leurs esclaves. Haïti n’a fini de payer cette lourde dette qu’en 1947.
Le 2 janvier est appelé « jour des Aïeux ». Il est consacré à la mémoire de celles et ceux qui ont combattu pour l’indépendance.
C’est aussi la fête du « marronnage », dédiée à tous les « marrons » du système esclavagiste qui ont perdu leur vie durant cette révolution. Dans le vodou haïtien, le 2 janvier fait partie de la saison Macaya. Cette saison s’étend de la mi-décembre au 6 janvier. La période est considérée comme une fête traditionnelle de fin d’année chez les vodouisants. Fidèles à leurs traditions, les familles mangent la ‘’Soup joumou’’ (potiron) et prennent un « bain de chance » : pour dire adieu à l’année précédente et se protéger pour la nouvelle année. La ‘’Soup joumou’’, est une recette coloniale récupérée par les haïtiens, le jour de l’indépendance. On mange de la soupe le 1er janvier comme pour se venger du joug de l’esclavage. Le 6 janvier, on la mange en mémoire des esclaves qui peinaient à planter, cultiver, récolter et transporter le « joumou » sur leurs dos jusqu’à la maison du maître. Les domestiques avaient droit au reste du repas convoité… s’il en restait.
Bien que ces traditions et souvenir perdurent, la situation du pays à en ce début d’année 2024 est loin de la liesse de 1804.
LA SITUATION EN DÉBUT D’ANNÉE 2024
La situation n’évolue guère dans le bon sen depuis deux ans. Suite à l’assassinat du Président Jovenel Moise, le Premier Ministre nommé (Ariel Henri) semble impuissant face à tout ce qui gangrène la société.
Le nœud du problème n’est pas tant l’insécurité, mais ce qui la génère et l’entretient, à savoir les inégalités, l’impunité, les relations entre l’oligarchie et les gangs et là quasi mise sous tutelle internationale.
Il a fallu 1 mois de négociations pour que le lundi 2 octobre 2023, le Conseil de Sécurité de l’ONU adopte la résolution autorisant l’envoi d’une « mission multinationale d’appui à la sécurité » en Haïti. L’objectif de cette mission est d’apporter un soutien opérationnel à la police haïtienne, d’assurer la sécurité de points névralgiques (ports, aéroports, hôpitaux, etc.) et, à moyen terme, de permettre la tenue d’élections. Le mandat de cette mission est d’un an et sera évalué après neuf mois.
Pour rappel, la dernière mission des Nations-Unies a pris fin il y a 6 ans. Elle a laissé derrière un goût amer, puisque des Casques Bleus ont réintroduit le choléra en Haïti. Cette nouvelle mission- environ 3000 hommes- serait dirigée par le Kenya; Les États-Unis, le Canada et la France prendront en charge l’aspect économique.
Le 29 janvier 2024, la cour constitutionnelle kenyane vient de bloquer l’envoi de cette mission.
On peut légitimement se poser des questions quant à l’efficacité de cette mission. Les effectifs actuels de la Police nationale comptent environ 9,000 policiers et policières. Elle n’est pas en mesure de faire face aux bandits. Ces derniers ont des armes de guerre et encerclent Port-au-Prince. Le territoire conquis par les gangs est essentiellement en zone urbaine. Une connaissance du terrain est indispensable. De nombreux quartiers sont occupés par les gangs depuis 2 ans. La population a fui, entrainant une dislocation communautaire. Les problèmes économiques liés à la situation ont annihilé toute velléité de résistance. Les familles, qui se sont dispersées dans d’autres territoires (quartier, province, etc.) ont entrainé une surcharge économique pour celles et ceux qui les accueillent.
Beaucoup tentent de quitter le pays. Les personnes migrent souvent illégalement vers la République Dominicaine ou bien vers les USA et le Canada. Des programmes humanitaires ont été mis en place par ces deux derniers pays.
Guy Philippe est un ancien militaire de 55 ans, formé en Équateur. Il a rejoint les rangs de la Police Nationale en 1995. En 2003, Guy Philippe avait pris la tête de l’insurrection armée à l’origine de la chute de l’ex-président haïtien, Jean-Bertrand Aristide. En 2006, il s’était porté candidat à l’élection présidentielle. Il était cependant soupçonné de connivence avec les États-Unis qui souhaitaient faire chuter Aristide.
En 2017 il a été arrêté par le Bureau de Lutte Contre le Trafic de Stupéfiants, et emprisonné aux USA pour trafic de drogue et blanchiment d’argent. Il a purgé cinq ans et neuf mois de sa peine et a été libéré de prison en décembre 2023.
Suite à sa libération, il a exprimé son désir de jouer un rôle dans la vie politique haïtienne. Il a dernièrement déclaré qu’il voulait “résoudre” le problème des gangs dans les 90 jours suivant son retour souhaitant par la même occasion entreprendre une révolution en Haïti. Guy Philippe est notamment soutenu par le BSA, force armée créée en 2018 pour surveiller les zones environnementales protégées. Cette force est lourdement armée et on ne connaît pas leur nombre ni précisément leurs objectifs. La perplexité reste de mise, mais la question de la sécurité est si prioritaire que les déclarations de Guy Philippe pourraient, si elles se concrétisent, lui donner une popularité.
Le canal de Ouanaminthe
Située dans le nord-est, la commune de Ouanaminthe est liée à la construction du canal sur la rivière Massacre; cela représente une avancée majeure pour l’agriculture haïtienne. Il permettra d’irriguer les terres de la plaine de Maribaroux, une région clé pour l’agriculture.
Or, la rivière Massacre représente aussi la frontière entre la République Dominicaine et Haïti. Entre ces deux pays, les relations n’ont jamais été harmonieuses. En septembre 2023, le président dominicain Luis Abinader, opposé à la construction de ce canal, a pris la décision de fermer la frontière entre les deux pays. Cette décision a d’autant plus motivé la population à s’engager pour la construction du canal. Des personnes de toute l’île viennent aider et des donations arrivent constamment de la part de la diaspora, des artistes, des associations haïtiennes et étrangères. Le canal est devenu une image de la solidarité haïtienne.
LA VIE QUOTIDIENNE À PORT-AU-PRINCE
Malgré l’enclavement de la capitale, les activités quotidiennes (commerces, écoles, services publics, etc.) fonctionnent. Les écoles sont en majorité ouvertes même si de nombreux étudiant.es et enseignant.es ont quitté le pays. Cependant, tout le monde se hâte de rentrer chez lui à la nuit tombée. Le trafic automobile reste dense sur les artères qui n’ont pas de barricades ou, ne sont pas proches des quartiers où opèrent les gangs. Des quartiers ont monté des « portes » et fermé l’accès, afin de se protéger.
Les activités sociales et artistiques se maintiennent à minima. C’est une forme de résistance qui répond également au besoin de se distraire, d’oublier le quotidien et… de vivre.
Deux festivals de théâtre ont eu lieu en novembre et décembre. Un festival de jazz est organisé ce mois-ci. Les responsables de l’organisation font preuve de courage et le public se déplace. Les heures sont aménagées.
Haïti demeure un pays avec une grande richesse culturelle. Beaucoup de jeunes ont du talent, mais ne peuvent pas toujours en vivre. Aussi de nombreux et de nombreuses artistes vivent à l’étranger. Leurs performances sont marquées du sceau de leur pays. La peinture haïtienne est reconnue à l’étranger. Citons par exemple Frantz Zéphirin, Schneider L. Hilaire, Tessa Mars, Pascale Monnin et tant d’autres, ici et à l’étranger. La littérature, le théâtre, la danse, la musique ne sont pas en reste.
LA CLINIQUE DU SOE
La clinique est toujours ouverte malgré la proximité des quartiers dominés par des gangs. La proximité avec le Champ-de-Mars, place principale sur lequel on retrouve de nombreux bâtiments étatiques (dont le palais présidentiel) a un effet dissuasif expliqué par une forte présence policière. Cependant des patient.es craignent toute de même cette zone.
La section dentaire- soutenue par l’AOI depuis 2008 – fonctionne chaque jour avec deux dentistes, une secrétaire et un garçon de courses. Une nouvelle peinture (décembre) la rendrait presque neuve !!!
La section dentaire a été créée en 1989, parallèlement au démarrage d`un projet de « soins dentaires communautaires » au SOE. Cela venait compléter la panoplie des services de santé communautaire offerts par l’ONG dans ses centres de province.
La fréquentation de la clinique est importante. Sur les 7 dernières années, environ 1600 patients et patientes sont accueillis chaque année.
Les principaux soins sont des actes conservateurs simples (extractions, détartrages, prothèses, résines dure ou souple, partielles et totales, couronnes et bridges céramiques). Le choix des matériaux et fournitures utilisés répond à un rapport qualité-prix que nous calculons.
En 2017, la clinique a pu bénéficier d’un nouveau unit de qualité installée par P. Jahan, membre du CA de l’AOI et expert technique. Le financement a été soutenu par l’AOI. En mars 2023, M. JAHAN est revenu pour réviser l’unit et réaliser une formation à la maintenance des équipements.
Avec le SOE, l’équipe de la clinique dentaire cherche des subventions locales. Mais, la grande partie du budget de la clinique provient des recettes des soins dentaires. La clinique achète ses produits dentaires localement. L’énergie principale pour alimenter la clinique reste le carburant. L’électricité est distribuée aléatoirement. L’équilibre demeure instable, notamment si du matériel tombe en panne. Or, le compresseur et le stérilisateur commencent à être « âgés ».
Mais « BON DIEU BON » comme on dit en Haïti. Il faut se maintenir et avancer au jour le jour. Bien qu’impuissante face à cette situation, l’équipe éprouve de la satisfaction à toujours offrir un service de soins adaptés au contexte. La clinique ne désemplit pas. Il existe peu de structures de ce type et beaucoup de médecins ont quitté le pays.
Espérant des jours meilleurs pour le pays, la population s’accroche à son bout de terre si riche culturellement, si étonnant par l’identité forte qui la caractérise, ainsi que la détermination et l’envie de vivre…
Françoise PONTICQ – Port Au Prince – Février 2024