Françoise Ponticq- 29 mai 2025 – (Résidente du quartier de Pacot)
Des 6 heures du matin, les rues se remplissent : piétons, marchandes, véhicules de tous genres, écoliers : un jour comme les autres.
Et pourtant chaque jour est différent, mais aussi très loin du quotidien que nous connaissions jusqu’ à cela fait 3 ou 4 ans. Mais l’Homme s’adapte à tout sur notre planète, de nombreux exemples en témoignent.
Les activités commerciales informelles et pas se concentrent dans les rues et espaces qui ne sont pas devenus des « territoires perdus » : nom que l’on attribue aux quartiers et routes occupées par les gangs et leurs sbires.
Mais la nécessité de répondre à ses obligations, de gagner sa vie, de vivre tout simplement, permet à presque tout le monde de se mettre en route, chaque jour, si besoin après avoir pris quelques informations concernant la présence ou non de « problèmes » sur le trajet à emprunter.
Les jours calmes, la rue est encombrée car de nombreuses voies publiques sont condamnées et laissées aux bandits et à la nature, qui se charge –là où il ne reste plus traces d’activités humaines-de faire pousser herbes et arbrisseaux très vite.
En cours de route, une brigade (civils armés responsables, avec ou sans la Police, de la sécurité de certains quartiers ; ce sont des initiatives récentes pour pallier à l’avancée des gangs et la passivité de la Police parfois) peut surgir et décider de contrôler les pièces d’identité des passagers d’un véhicule privé ou public.
Ce n’est pas un jeu ! Ne pas avoir de pièce d’identité valide sur soi peut aller jusqu’à une exécution sommaire (Bwa Kale) en étant soupçonné de faire partie du camp adverse.
La Police aussi contrôle les rues à ses heures ; mais la plupart du temps les véhicules blindés sont affectés à des « opérations » ; on n’obtient que rarement la teneur des résultats. Le changement est aussi perceptible : 80% des véhicules de Police sont des chars blindés !!!! Dans un pays en paix ce n’est pas concevable.
Les écoles fonctionnent « en pointillés » dans les quartiers du centre-ville : les parents hésitent parfois à y envoyer leurs enfants ; la situation restant tendue et volatile, tout peut changer en un moment et des enfants peuvent se retrouver bloqués dans l’école (à cause de tirs ou plus de transports dans les zones affectées par les tirs) ou alors les parents –eux-mêmes coincés dans leur zone- ne pourront pas aller les chercher.
De nombreuses écoles sont « en ligne » mais ce n’est pas le cas de toutes les écoles publiques ou de petites écoles de quartiers ; les élèves sont perdants. Depuis près de 4 ans la scolarité est très perturbée.
De nombreuses écoles et universités sont fermées ou détruites par les bandits, relocalisées ailleurs et hébergées par d’autres. Ce n’est pas seulement le fait des écoles, mais aussi de nombreux commerces ou institutions, centres de santé.
Les universités, les hôpitaux -entre autres -ont fait les frais de la rage de destruction des gangs et personne ne peut y trouver une raison logique. Des commerces, des entreprises, des bureaux, des maisons privées sont passées aux flammes par les bandits dans tous les quartiers « pris », comme s’il s’agissait de marquer ainsi son territoire ?
Il arrive assez souvent de voir une épaisse fumée noire s’élever au-dessus des toits : témoin de la destruction aveugle des bandits et personne –du côté de l’état, d’une institution responsable, ni même du propriétaire des lieux- ne réagit.
On ne sait même pas si les pompiers interviennent dans les « territoires perdus » !
Les camions de la Mairie sensés ramasser les fatras ont déjà été cibles de tirs des bandits ! Ils n’interviennent plus dans ces zones abandonnées.
Si les rues sont sales et envahies de montagnes d’immondices, c’est aussi du fait que les « décharges » publiques sont contrôlées par les bandits nous dit-on.
Ces territoires contrôlés par les gangs empêchent aussi une vie « quotidienne normale » et même une « mort normale » ; l’accès aux cimetières est impossible car les trois plus grands de la zone métropolitaine sont sur des territoires perdus. Il est seulement possible d’incinérer quelqu’un et parfois cela pose un problème à cause de sa religion.
Aller en province pour enterrer la personne devient très coûteux voire impossible car tous les accès routiers de Port-au-Prince sont taxés et contrôlés par des bandits. Les véhicules privés ne peuvent pas passer.
A ce sujet, sortir de Port-au-Prince et ensuite du pays, devient une entreprise coûteuse et longue. Mais comme toujours le chaos profite à certains et ils s’enrichissent dit –on.
Seul l’aéroport international du Cap Haïtien fonctionne mais, outre certaines compagnies américaines, il n’y a qu’une seule compagnie haïtienne qui y atterrit. De là cette compagnie dessert Miami, Pointe-à-Pitre et Providencial, avec ses tarifs non discutables. La frontière avec la République Dominicaine est fermée officiellement depuis septembre 2023 pour une question de canal qui semble dérisoire ou prétexte ; on peut traverser la frontière mais « illégalement » donc à ses risques et périls. Ils sont relatifs, car dans le monde entier on sait graisser la patte sur les frontières.
Pour finir, aller au Cap Haïtien est risqué par la voie terrestre (bus) car les bandits les taxent et les arrêtent s’ils le veulent pour contrôler, voler ou parfois kidnapper. Des compagnies de bus sont plus « sûres » que les autres car le paiement est effectué en amont. Mais une parole de bandit reste peu fiable.
Ceux qui le peuvent passent par la voie des airs : pas moins de 500 usd aller pour emprunter un hélicoptère -ou un petit avion -qui sont récemment sortis des nues pour mettre en place leur trafic…juteux dit-on et réservé aux VIP.
Il est temps de clore la journée et rentrer chez soi.
Nous ne traînons pas trop dans les rues après les activités ; il n’y a plus d’espaces récréatifs en ville- il faut aller à Pétion-Ville ou Delmas ou encore trop haut pour celui qui n’a pas de véhicule.
On rentre chez soi en passant parfois des barrières : les quartiers, les impasses se « muraillent » derrière des barrières sensées empêcher l’entrée des bandits dans le quartier. Des brigadiers sont près des barrières et contrôlent le passage derrière leurs cagoules noires – avec parfois des dessins de squelettes du style Halloween .
Cela n’empêche pas les salutations entre voisins, les petites conversations de quartiers, les jeux de cartes et dominos à toute heure, la musique à l’intérieur du quartier.
Alors tout en faisant le tour et les détours de la ville, on s’organise pour vivre parmi son monde, on fait abstraction de certaines « murailles », on les évite, pour garder son sang froid et conserver les sentiments et émotions qui rendent les petits moments de la vie agréable.
Comme partout